Neuf nuits d’affilée (et puis une autre encore)

, par Simon o Tarsier

1. La Nuit de l’éternité

J’engloutis les molécules par poignées, pour clore les paupières de l’insomnie. Je suis prête à tous les expédients pour que le silence se fasse, et l’obscurité aussi.
Repos, attentes et peines furent tissés d’un même geste. Effilochés, il n’en restera rien, pas même la crainte de tout perdre. Je vois le monde se défaire lentement dans une douce lassitude, où il n’y aurait plus trace de nos vies dévêtues. J’ai l’âge de vos légendes et je suis fatiguée d’un impossible sommeil.
S’endorment en mon sein les visages aimés, le temps de vos dieux, les mots du désir, les corps douloureux et les colères du monde. J’irai m’y nicher à mon tour, emmenant avec moi mes yeux et mes os, et l’espoir de l’aurore.
Dernière sentinelle.

2. La Nuit de colère

Je suis née à l’heure où la nuit s’abandonne à l’aurore, d’un ventre fatigué.
Sous les yeux de l’accoucheuse, profitant de la faiblesse de ma mère, je mangeai mon placenta. Je suis venue au monde ainsi, avide, déterminée à ce que rien ne m’échappe, à jouir pleinement et à me repaître de toute chose.
Mais devant tant d’enthousiasme, le monde se fit réticent ; et ma faim nourrit ma colère.

La faim fut mon premier désir, le manque ma première peur. En peu de jours, j’asséchais ma mère, puis épuisais plusieurs nourrices. Ah, c’est qu’il me tardait de faire mes dents, et d’accéder enfin à la viande et au sang. Je sentais confusément la muette désapprobation de mes proches. La colère devint un refuge, un feu doux et sucré auquel je me laissais aller – j’y consumais mes vaisseaux – et s’installa autour de moi un vide consterné.
La solitude rend lucide. J’appris très vite à manier ces deux forces qui régissent l’univers ; celle qui éloigne, celle qui attire. Je soumis le monde par ma colère, je l’assujettis à ma voracité.
Je lui fis payer son manque de consistance.

Aujourd’hui, je fais bouillir de vieux restes. Ma faim boursouflée creuse son propre tombeau, ma colère ronge ses os en silence, le vide en moi est celui du monde.

3. La Nuit divine

J’ai seize ans dans trois mois. Je suis belle et devine dans mon reflet la perfection du monde qui m’a portée. J’en ai son aisance en toute chose, sa facilité à passer d’un désir à l’autre sans y penser davantage. Je me rassure du regard des hommes sur moi : leurs frustres volontés de puissance, de soumission, leur honte noyée dans la vitesse. Je sais me vêtir au goût du jour et, à la nuit tombée, je vais danser avec des pantins prompts à jouir.
J’ai seize ans bientôt et je suis amputée d’enfance. Moi, je ne m’appesantis jamais, sur autre chose déjà. Pressée, je vais comme la fuite d’un monde, d’un moment l’autre, trop vite passée… je n’ai que des plaisirs désarticulés. Les hommes qui me prennent me traversent sans que je n’en retienne rien. Paroles jetées, à peine articulées, ravalées à pleine gorge.
Au matin, je me réveille avec les ombres. Le ventre dur et des perles de douleur blotties dans les entrailles. Je n’en dirai rien. J’ai peur de vieillir, de trop de transparence, de la lenteur des vaincus.
J’ai seize ans demain, et je saurai me faire belle pour aller danser sur vos entrailles.

4. La Nuit de la réalisation

Je n’ai plus d’âge depuis… je ne sais plus. J’ai oublié les débuts.
Mais les fins me saisissent. Fins de journée… à l’heure où les reins vous élancent ; dimanche soir, le petit vertige du dimanche soir, le petit pincement au moment où l’on pressent la descente rapide, l’accélération vers le lundi matin ; fin du mois, où il faut encore tirer quelques jours, s’arranger pour, négocier un peu, avant le 1er. Le retour du même, le recommencement du parcours. C’est continuellement la fin de quelque chose, je n’ai rien perçu de ce qu’il y avait avant, je ne m’en souviens plus, c’était quand ? À chaque instant, je sais toujours à quoi m’attendre.
(N’attends rien.)
Je n’attends rien. Je n’ai pas le temps. Mes mains s’affairent. (M’a dit mes yeux souriants.) Tout diriger, organiser, prévoir. Étancher la soif. Mes mains ne font que donner. Rassurer. Donner. Sinon se débattent sans cesse.
Toujours. Tout. Savoir. Les horaires. Les lieux. Les gens. Les codes. Les noms. Les mots de passe. Savoir, tout, tout le temps. Le temps a passé. Occupé avec constance. À quoi ? Un sourire sur les lèvres. Bien obligée. Mes yeux ne sourient plus. Et me trahissent.
Occupée avec constance. À quoi. Prendre soin des mondes et les nourrir. Sinon s’agitent sans cesse. Mes mains, elles aussi. Donner. Avec bienveillance, et le sourire encore. Celui des lèvres.
Être occupée avec constance à donner. À donner l’heure. Et un nom. Et un lieu. Et une série de chiffres et de lettres en minuscules et majuscules et de signes non alphanumériques, dénués de sens. Où est-ce que ça a commencé ? Quand ?
J’ai cessé de vivre les débuts : Quand ? Étions-nous déjà dans cette proximité indifférente ? Je ne me souviens plus.
Je suis trop occupée. Le vertige s’annonce, nouvelle descente. C’est reparti. Je suis occupée avec constance à nourrir, à soigner, à rassurer, à étancher la soif des mondes. Mais à la tombée de la nuit, mes reins. Mon ventre, le dimanche soir. Mes mains à la fin du mois. S’agitent. S’affairent. S’inquiètent. S’emparent des fils. Tressent bien serré le temps à venir. Avant. De tout recommencer. Mes reins, mon ventre, mes mains. À nouveau. Le temps n’est plus une durée. Le temps est un rythme. À tenir. Tressé. Sans relâche.
Je m’épuise.

Je m’épuise. Je m’épuise à. Je m’épuise à. Je m’épuise à ét. Sanglots. Étancher la soif du monde : de sodas, de jus de ginseng ou de cocktails énergétiques à base de maltodextrine, d’inositol ou de glucuronolactone. Je participe à l’accélération du monde. Je ne sais que rec. Sanglots. Recommencer. Tout ce que je fais, je le fais vite, je le fais m. Sanglots. Je le fais mal. Et là je d. Et là je dois reprendre le c. Sanglots. Le collier.
Sanglots.

Elle m’a dit vous avez les yeux souriants. C’est faux. Je lui tenais la porte, sans y penser, déjà projetée dans le sas suivant, puis l’ascenseur, puis sortir les clefs, dieu que ce sac est lourd. Je lui tenais la porte, elle sortait, elle m’a dit vous avez les yeux souriants. Mais c’est faux. Les lèvres, juste les lèvres. Et encore pas vers la fin, à cause de mes reins, mon ventre, mes mains. Non, c’est faux ! Je suis là ! devant la glace ! et je ne vois rien !

Mais depuis combien d’après-midis ensoleillées n’ai-je pas pris le temps de peler un fruit, du bout d’un couteau pointu, les deux pieds à plat sur les dalles du sol. Ancrée.
Juste rien. Peler un fruit. Ou boire un jus de bilva pour étancher ma soif. Ou de l’eau. Ou choisir un souvenir du temps des débuts. Ou rien. Ou juste choisir un bijou, collier, ornement. Ou fermer les yeux. Ou rien : juste maintenant. Ou attacher le collier à mon cou. Nue. Ou choisir un silence. Pour moi seule. Ou pour rien.

Tout cela ne peut pas continuer ainsi. Non. Ne plus attendre.

P.-S.

Textes très librement inspirés du chapitre “Les dix objets-de-la-connaissance-transcendante”, in Mythes et dieux de l’Inde d’Alain Daniélou (1992).