Filages

, par Simon o Tarsier

En corps, en deux mots

En corps en deux mots et combien de gestes ?
Parce que, et c’est très bien, alors que la rédaction de la notice te restait absconse, tu as réussi à monter tous les éléments : organes, muscles, ossature, viande, chacun à sa place, mais que faire de tout cela ?
Rien serait bien. Oui, tout poser là. Se contenter de vivre contre le corps des autres. Niché.
Non. Il faut faire le premier geste. S’élancer. Mouvements. Lesquels ?

Mouvements de proximité : respiration, digestion, circulation sanguine et tout un tas de va-et-vient. De cycles. Artères/veines. Inspire/expire. Non, recommence, il faut respirer sur le demi-soupir. Encore faut-il apprendre les gestes : joindre les mains, se gratter le coude, replacer une mèche de cheveux derrière l’oreille, vérifier d’une main la température sur le front, prendre son pied, essuyer une larme, tout ça. Et recommencer encore. Mais peut-être n’avez-vous pas de special someone.

Encore faut-il faire le premier pas. Éviter l’effet d’inertie, de posture. Membre inférieur droit avance. Donc pouvoir se déplacer d’un point de l’espace à l’autre. Traverser la vie comme on traverse la piste. Et c’est alors que les difficultés commencent. Inévitablement.
Comment faire ? Faut-il s’en tenir à la rectitude de la flèche ? et sa trajectoire précise comme la mort. De la tension du fil plonger directement à l’essentiel. Ou doit-on préférer plutôt tirer des bords ? s’abandonner au vagabondage ? au risque de la tristesse, du doute et de l’oubli. Au risque de se perdre, aussi. Enfin, doit-on se fondre ? être d’une discrétion exagérée, échapper à la poursuite lumière, aller d’ombre en ombre, n’exister qu’en transparence.
Lorsque vient le premier soir d’automne, je voudrais m’arrêter au bord de la piste, là où l’obscurité s’effiloche et contempler les paumes ouvertes de mes mains. En leurs creux la lumière y dessine des visages aimés inconnus. Et si je replie mes doigts, c’est cela qui me reste.
On ne peut vivre contre son corps. Il faut être soi, en corps.

Chutes, au pluriel

Dès que je ferme les yeux, je tombe.
Je tombe le long d’interminables façades d’immeubles, de troncs infinis, de falaises sans fin… Le sol se dérobe, disparaît simplement, s’efface, quelque soit ma position au moment de clore les paupières, s’esquive. Yeux fermés, je tombe sans jamais toucher terre, mais sans jamais cesser de tomber non plus.
J’ai pris la résolution de faire face à cette situation en digne enfant de la Science et de la Raison. Donc. Je documente chacune de ces chutes dans un carnet à spirales dont je couvre le recto des feuillets de calculs minutieux : évaluation de l’accélération, évolution conjointe des énergies cinétique et potentielle, calculs de trajectoires paraboliques et autres grandeurs de circonstance. Cette attitude analytique m’a amené à deux conclusions.
Premièrement, je ne dors plus. C’est évident, la crainte de tomber à peine les yeux fermés… J’ai essayé de m’assoupir les yeux ouverts, mais le repos n’est pas le même. Ne plus dormir a des conséquences sur mon équilibre diurne : vertiges, perte de stabilité, manque d’aplomb. Je marche en titubant. Je vis suspendu à mes paupières.
Secondement, au matin, yeux ouverts, face au miroir, les pieds sur terre ferme, force est de constater que la chute de toute une nuit, répétée à chaque crépuscule, modifie peu à peu mon corps.
Bien sûr : problèmes musculo-squelettiques, altérations cardiovasculaires, troubles du système immunitaire, perte de calcium et baisse de la densité osseuse, détérioration de la dextérité manuelle…
Mais surtout : profilage du corps ; adaptation.
Mes mains. Mon buste. Modification de l’enveloppe corporelle : les poches sous les yeux creusées par la vitesse, les organes tassés au fond du sac de peau, les membres se rétractent. Ma tête s’éloigne du cœur. Mon corps est modelé par la chute, obtus.
Pour toucher à nouveau du doigt la réalité, j’en viens à espérer une collision. Un choc, seule fin possible.

Se souvenir, ou pas

À peine, j’ouvre les yeux que j’ai déjà tout oublié.
Je ne suis pas le seul, ma fille a laissé son doudou chez sa mère, la deuxième n’a jamais le bon cahier pour faire ses devoirs et la troisième omet dorénavant de m’embrasser le matin au lever. Quant à ma mère, certains matins, elle ne reconnaît plus mon père. Moi-même, j’oublie de vivre un peu plus chaque jour et je ne me souviens plus de ces anecdotes d’elles bébés que mes filles me réclament fréquemment au coucher. Au train où vont les choses, la mémoire de cette famille se limitera à un album photo, où personne ne saura plus rien des visages qui y dorment, des vies, des reliefs estompés.

À peine, j’ouvre les yeux et déjà j’oublie tout.
J’ai proposé à ma famille de s’efforcer de se souvenir des petites choses au prétexte qu’elles seraient le reflet des grandes. Nous voici, perplexes, attablés autour d’une toile cirée, d’un morceau de sucre à moitié dissout dans un fond de café, d’un enfumoir à abeilles, d’une motte de glaise séchée, craquelée et datant de 1976, d’un moulin à café en bois avec sa manivelle et son petit casier, de baies d’arbousier charnue et à peau rugueuse, de l’odeur des pommes posées à même le carrelage. Travelling circulaire : nous sommes perdus, les yeux errants d’un objet l’autre, sans aucune énergie ne serait-ce que pour tenter de saisir l’un d’entre eux, nous demandant de quelle grande chose une sucette Pierrot Gourmand pourrait être le reflet.

À peine, j’ouvre les yeux ; déjà tout m’a échappé. Mes efforts sont vains. Mes filles regardent ailleurs, ma mère recompte inlassablement ses abatis, mon père ne se souvient plus à quel saint se vouer. Il n’y a que moi pour m’acharner pressentant que quelque chose m’échappe au moment même où je la saisis. Bref, nos pas nous éloignent du cœur.

Alors…

Alors la mémoire nous alourdit, des kilomètres et des kilomètres d’archives, de notes, d’avant-projets, de factures, des dossiers et des dossiers de photos, jamais triées, pas le temps, des teraoctets et des téraoctets de données, on ne sait même plus ce que c’est. Trop de faits, de data, trop peu de traces, de cicatrices. Il faut choisir : vivre sa vie ou la conserver. Alors, je renonce.

Je renonce à avoir prise, à amasser, à stocker, à muséifier. Je renonce à l’exhaustivité.
Je me contenterai de la partialité de l’instant.

En chantier

Être “En chantier”, c’est un espace qui s’ouvre. Qui s’ouvre entre nos mains. Sous nos pieds. C’est faire péter des cloisons comme on ferait sauter des digues. Ce sont des ouvertures, des perspectives. Passages : intérieur/extérieur. C’est défoncer des fenêtres comme on chercherait la lumière. C’est se tenir au centre des murs porteurs d’un vécu accumulé en ces lieux par tous ceux qui : avant. Murs qui n’en finissent plus de répercuter l’écho affaibli, inaudible presque, des vies passées. Murmures. Murmures. Murmures. C’est en guise d’avenir repartir de l’essentiel : les fondations, les ouvertures.

Être “En chantier”, c’est un entretemps. Un interstice entre deux repères : l’Avant/l’Après. Entre temps, je ne sais plus trop ce que j’ai fait d’autre. Parenthèse suspendue à tant de contraintes et qui n’en finit pas et qui n’en finit pas. Et qui finit par nous envahir en lenteur (tout nous échappe), qui n’est jamais fini au fond.

Être “En chantier”, c’est un chemin escarpé. Les incertitudes du démiurge et les limites du réel. Prendre le risque de l’inconfort, du provisoire. Trouver la force de s’effondrer en gravas, en poussières, d’apprivoiser le vide et ses débris. Pour reconstruire la possibilité d’une vie pour soi, pour soi et les autres, plus ressemblante.

P.-S.

Les trois premiers textes ont été lus sur Radio Circa pour la série d’émissions Filages.
 En corps, en deux mots, lu par Raphaël Mouterde, Élisa Monteil et Emmanuel Veneau pour l’émission éponyme du 19 octobre 2015.
 Chutes, au pluriel, lu par Raphaël Mouterde, Marie Marrou, Élisa Monteil et Emmanuel Veneau pour l’émission éponyme du 20 octobre 2015.
 Se souvenir, ou pas, lu par Gaston Manceau, Raphaël Mouterde, Marie Marrou, Élisa Monteil et Emmanuel Veneau pour l’émission éponyme du 22 octobre 2015.
Le dernier a été lu lors du vernissage de l’exposition éponyme de photographies d’Emmanuel Veneau à l’Abri des Possibles (Auch), le 23 novembre 2016 :
 En chantier, lu par Raphaël Mouterde, Marie Marrou, Élisa Monteil et Emmanuel Veneau.