La Chambre d’hôtel

, par Simon o Tarsier

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Tête droite, je fais une prière à l’invisible.
Qu’il nous soit donné assez d’obscurité pour y fuir une transparence qui nous refuse toute épaisseur. Et des recoins hors-champ pour y rire et y écrire.
Qu’il nous soit accordé assez de lumière pour y réchauffer nos corps qui se tendent et se creusent, pour perpétuer le contraste des sentiments, pour percevoir le grain de la peau, pour ne perdre jamais l’envie de s’éveiller parfois.

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Je ne sais rien jeter. Alors à mesure que le temps passe, tout s’accumule. Et la poussière ! Les objets bien sûr, mais aussi des notes manuscrites, des croquis d’itinéraires, des mémos griffonnés à la va-vite, des habits hors d’âge…
Parfois, je me fais violence et ramasse tout cela, indifféremment, par brassées, yeux fermés, dans de grands sacs poubelles résistants. Mais j’y reviens, sauve ceci, gracie cela et n’atteins jamais la décharge.

De fait, la mémoire me fait défaut. Je ne me souviens jamais de rien : on survit comme on peut. Parfois certains objets saisis sans y penser, déplacés fortuitement, à peine effleurés, font jaillir un souvenir comme on frotterait une lampe.
Certes, je garde bien des clefs inutiles à mon trousseau qui alourdissent sensiblement mes poches mais on ne peut prendre comme ça le risque de se débarrasser de son squelette mémoriel.

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Je n’apprécie que peu les lignes droites et leurs conséquences logiques, les angles. Peut-être cela explique-t-il mon absence de virilité vindicative ? Qu’est-ce qu’une érection victorieuse sinon un angle particulièrement obtus et une ligne qui se doit d’être la plus droite possible ?

Lignes. Lignes verticales. Barres et barreaux, grilles, grues et codes-barres. On ne passe pas, nous reconstruisons ici pour vous et votre descendance une vie de surfaces. Lignes horizontales. Sur le monitoring, le signe qu’il n’est plus temps de rêver à une vie en relief. L’horizon se dérobe, nous sommes si vite passés.
Angles. Angles vifs qui blessent, meurtrissent. À tu et à toi. On se cogne mon dieu et on en meurt. Angles morts où on nous accule, ou tout du moins les survivants, encoignures où il faut nous rendre.

Alors, je préfère bulle, ronde lune, courbes confortables, et ton corps dessiné du bout des doigts, d’une langue arrondie jusqu’en ses recoins.
Il est vrai aussi que je suis homme à fuir, à rechercher l’échappatoire, la dérobade, à rompre le combat, un œil toujours sur les portes ouvertes. Je n’aurais pas survécu aux bois environnant Sparte.

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Le pan d’une robe de mariée à l’extrémité gauche de notre champ de vision. On tourne vitement la tête, tente de la suivre des yeux. Non ; rien. On avait cru un instant deviner la fuite d’un habit blanc entre les arbres du verger. Peine perdue. Regards mécaniques dénués de perspectives : on en revient au reste.

Le reste est de l’ordre du quantitatif, consigné noir sur blanc dans les registres : nombre de pièces et épaisseur du tissu, nombre de nappes en toile de lin, nombre de robes de burat, nombre de serviettes de toile mêlée, de serviettes en lin et ornées de broderies, nombre de couvertures de laine, nombre de draps de toile métisse, de draps de lin, de draps d’étoupe, de draps en toile de tramadis, nombre de tours de lit à rayures en étoupe et paumelle, de tours de lit en lin, nombre de couettes et coussins suffisamment emplumés, état d’usure du coffre en bois de noyer et de cerisier, ferré et fermant à clef, nombre d’invités, de repas servis, de bouquets d’ornements préparés… À l’aube d’une vie nouvelle, il faut nous compter et nous voici à l’aune de nos possessions.

Je t’aime. Je te déclare que je t’aime. C’est écrit. Je me lève, tous m’observent, s’impatientent, m’attendent solennel ; je leur déclare que je t’aime. Je sais ma sincérité, elle me renforce pour les affronter, exercice convenu, alors je me lève et j’affirme qu’il n’y a pas d’apprêt, à eux tous, qui me regardent, s’attendent à et brandissent déjà toutes sortes d’instruments de mesure, caméras, téléphones portables, appareils photographiques, enregistreurs numériques, me veulent solennelle, à tous ceux-là, je déclare sans trembler, un peu quand même, le moment est émouvant, attendu, imperceptiblement tendu, que je t’aime.

C’est dit. Et les mots font plus que leur poids. Et les mots se retournent contre moi ; ils me montrent du doigt et me vouent aux nombres.

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Un dictionnaire m’apprend que le terme « crépuscule » désigne aussi bien le lever du jour que le coucher du soleil. Cela m’étonne, car alors hoquets de nourrissons et ratiocinations de vieillards seraient les deux crépuscules de nos existences.

Aube. Avant que de s’éveiller tout à fait, les bruits de la rue par la fenêtre restée ouverte, déjà, nous parviennent. Ils nous sont familiers, comme le passage matinal d’un animal de compagnie. Nous les avons fait nôtres, bornes posées aux frontières du sommeil. De chaque son nous savons la texture et de l’ensemble nous avons apprivoisé l’ordre. Le démarrage d’un scooter, le moteur du camion de livraison devant la supérette et le cliquetis métallique du diable qui quitte le monte charge, puis y revient, l’eau happée puis hoquetée par la tuyauterie de l’immeuble, le rideau de fer du tabac-presse, le bourdonnement grondissant de la circulation sur le boulevard, les voix indistinctes de la télévision du voisin dont la cuisine jouxte la chambre.

Tombée de la nuit. L’heure où les pleurs viennent aux bébés, où la fatigue des jours passés, où la journée mourante vous tombent sur les reins, où ce jour-ci se referme comme le couvercle d’une boîte d’un bruit sec, trop tard, déjà, pour tout faire…

Symétrie inopportune. Nous courons d’un crépuscule l’autre, nous essoufflant peu à peu.

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Tête levée, je fais une prière adressée à nos nouveaux maîtres.
Qu’il nous soit prêté assez d’espace pour que nous puissions croître et prospérer, réoccuper l’espace de nos corps et nous étendre en nous-même, entièrement déployés, vulnérables.
Qu’il nous soit laissé assez de silence pour que nous puissions nous recueillir aux bords de nos blessures, nous vêtir lentement de nos propres mots et ne pas mourir hors de nous-même, dépossédés, invulnérables.

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Je ne sais rien jeter. À mesure que le temps passe, tout s’accumule et me leste, et m’épaissit, et m’enlourdit, et m’immobilise.

J’envie ceux qui ne gardent rien, laissent sur le siège un livre lu dans un train, renouvellent leur garde-robe quand reviennent les soldes, au printemps se débarrassent sans effort des résidus superflus de l’année écoulée.

Chez moi, les cartons, les sacs, les boîtes de rangement s’ajoutent, s’additionnent, se multiplient (vieux pulls, factures obsolètes, vieux journaux, dents de lait, candidatures spontanées restées sans réponses) et me condamnent à la sédentarité.
J’archive ma vie. Pourquoi ? Il faudrait une autre vie pour consulter les minutes de celle-ci.

Il faudrait faire comme d’autres. Se contenter d’une malle, tout y faire tenir. Un bagage dont le couvercle en se refermant définirait les limites du nécessaire. Ainsi, moi aussi, je pourrais comme certains voyager léger.
Mais je ne sais rien jeter.

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Lors des séparations, évidemment, c’est toujours moi qui reste, par faiblesse ou inertie, dans les lieux communs. Un espace dépeuplé où je titube, où je zigzague pour éviter vide et trous.

Le vide. Cintres nus. Penderies, placards et tiroirs vidés. Il y a bien trop d’espace à occuper maintenant. Il faudrait faire de grands gestes, exagérer chaque mouvement pour en reprendre possession. Mais au contraire, nous voilà inertes et figés, arrêtés, avançant par à-coups, par frottements, sans cesse en recherche d’impulsions, de rebonds, sans jamais pourtant échapper à la lenteur, comme vieillards.

Les trous. Dans la bibliothèque, dans la discothèque, les marques dans le mur d’une étagère entière, disparue, l’empreinte de quatre pieds d’une table dans la moquette. Des trous où l’on chute. Pendant des mois, je tombais chaque nuit du lit resté là alors que tout l’espace du matelas dorénavant m’appartenait. Des trous envahis de silence. Chutes.
Chut…

Lorsqu’on se sépare, on reste avec moins que la moitié de nous-même ; il nous reste moins de la moitié d’une vie.

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Mon père repose sous une imposante dalle noire. Toujours, la mousse et la végétation du cimetière envahissent le marbre. Munie d’une spatule métallique et d’un chiffon sec, ma mère s’y rend régulièrement pour faire disparaître toute trace de vie. S’y rendait. Elle est bien trop fatiguée maintenant et paye quelqu’un pour cette tâche.
La dernière fois que j’y suis allé, elle m’a demandé de m’assurer de l’état de la stèle. À vrai dire, je n’ai rien remarqué de particulier. Une légère sensation d’étouffement peut-être.

Imposante. Massive. Même mort, on se demande comment on peut respirer là-dessous. Sobre. Aucune épitaphe, c’est à peine si on remarque la présence d’un nom et de dates, parenthèses de vie, sur le côté.
Cela ne m’irait pas. Qu’on m’autorise une mort moins compacte, un repos plus léger. Et aussi, je hais les parallélépipèdes, les lignes droites et les angles m’angoissent. Les surfaces m’étouffent. On s’y écrase, on s’y répand, on y perd son épaisseur.

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Échoués. Nous sommes échoués. Un naufrage sans tempête. Silencieux. Indicible. Nous sommes échoués. Nos corps jetés au rivage. À terre. Échoués. En cours de sédimentation. Là, des corps. Abandonnés. Hermétiques. Échoués, oui. Des corps de bois flotté. Deux corps au repos. Dénoués. Déliés. Désenlacés. Éreintés.
Sur l’image précédente pourtant, nous nous tenions embrassés, serrés. Par la taille. Par le cou. Étreints. Pressés. Accoudés à je ne sais quel bastingage…

Là objectivement, sur l’écran de contrôle, mon corps s’efface de l’image. C’est moi qui disparais. C’est attesté. Mon corps.
D’abord, on pourrait ne pas remarquer qu’il a disparu. L’atmosphère en garde une trace. Un flou, une condensation alentours, la vapeur d’une combustion, une légère déformation des lignes. Les petites incohérences locales de la retouche. Et un léger désagrément à l’œil qui s’appesantirait là où je reposai.
Et puis la situation s’éclaircit, le doute se dissipe, l’image cicatrise. On ne pourrait plus discerner même l’incurvation du lit sous mon corps. Le matelas reprend forme. Il n’y a plus de poids. Je n’y suis plus. La literie indérangée. L’élasticité des matériaux est remarquable. Celle de la mémoire. Celle des sentiments. Il n’y a plus que toi. Échouée. Nous avons échoué.

La page est tournée. Il faut d’autres mots…
Mais non, tout recommence : l’avenir de la courbe, c’est le cercle.

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… vous êtes sur le palier des trente milles euros à partager avec vous qui nous regardez car on partage tout au pied du mur il vous reste vous avez été envahi d’un doute en fait ouais okay deux milles euros tentez-vous heu six mots à trouver pour cinq milles euros l’objectif de récolter trois cent milles euros une somme qui leur permettra de déposer à leur tour une offre de reprise cette retraitée du Thoronet dans le Var a déjà fait un chèque de quatre milles euros forme il risque entre trois et cinq ans de prison jamais pour une fois j’ai surpris je vais faire mon service militaire si j’arrêtais maintenant ils vont me frapper ou soit ils vont me ramener en prison travail de chaud et de froid puisque le but étant de maintenir une température sur la durée et que le vin puisse être conservé à douze degrés et ce système réversible permet en fait son heu c’est presque un moment de bonheur d’accord parfait heu cinquante-quatre cinquante-cinq elle travaille heu au côté du réseau du souvenir heu ô maître du oh la ferme approchez venez par ici je je et ne me baisez pas la main asseyez-vous pas sur ma chaise ah non t’es fait de chair et de sang t’es pas un poisson ni un hippopotame t’es toi t’es là tu parles tu cries tu pleurniches et t’avales des flacons de petites pilules et tu hurles sur les toits que tu ma cheville je crois qu’elle est cassée comment va réagir le cheval appelle-t-il une ambulance avouez que ce n’est pas juste si ça peut vous consolez vous êtes multimillionnaire vous avez un yacht et une femme de vingt ans…

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Une table. Une chaise. Boulot boulot. Courir. Trajet métro. Respire. Stop.
Une table. Une chaise. Visages partout. Fermés. Publi/cité. Ouvrir. Stop.
Une table. Une chaise. Nous sommes passés. Vivre. Des corps pressés. Respire. Stop.
Une table. Une chaise. Maintenant. Je suis. Inspire. Trop tard/trop lent. Expire. Stop.

Une table. Une chaise. S’empresser. Coudes contre coudes. Souffle. Genoux à genoux. Stop.
Une table. Une chaise. S’asseoir. Ce qui nous tient nous a/bandonne. Bras-genoux-tête. Stop.
Une table. Une chaise. Marche. Marche : déplacer le poids de son corps. Chevilles. Pieds nus. Stop.
Une table. Une chaise. Ce qui nous tient. Tête baissée. Ventre. Souffle. Bras. Ar/rêter. Stop.

Une table. Une chaise. Inspire. Dès que les mots ac/crochent des phrases. Expire. Stop.
Une table. Une chaise. Respire. Les mots, des sons. Le corps. Souffler. Les mots, des cris. Stop.
Une table. Une chaise. S’asseoir. Tête, bras. Je reste. Souffle. Des mots. Aban/donner. Pieds nus. Stop.
Une table. Une chaise. Expire. Me reste : mots, tête-bras-genoux, silence, chevilles, cris, souffle. Stop.

S’asseoir. Respire. Se taire. Silence. Expire.

Ça y’est je pleure…

Enfin.

P.-S.

Extraits diffusés lors des soirées “À nos 20 ans” de l’association Le Geste Apprivoisé, à Auch, des 18 et 19 mars 2016.