Tachycardie

, par Simon o Tarsier

Voile noir. Voile blanc. Linges rougis par le sang. (Poche crevée). L’enfant est là, déjà emmailloté. Bientôt dans nos bras.

Quelle image en souvenir ? Bouche en cri, poings serrés, yeux fripés. On coupe le cordon. C’est toujours cela que l’on retient. Bien sûr, bien sûr, et on ne s’en remettra jamais vraiment.
Il est là, notre bébé, plissé de colère et la mémoire manie déjà son stylet (3320 grammes, 47 centimètres). Tout nous sera compté avec précision.
Bientôt ailleurs, lui et nous. Il nous restera de vagues occupations, des divertissements engourdis, des petits matins aux corps tendres et fragiles, le silence des sous-bois et quelques autres consolations quotidiennes.

On effeuillera la marguerite, pétale blanc par pétale blanc, d’une âme distraite, oubliant que le cœur était noir.


Voile noir. Voile blanc. Émail du lavabo rougissant. (Reflet de métal). Les caresses ne consolent jamais entièrement les béances. Leur souvenir déchire parfois.

La peur plaquée au ventre, à même les entrailles, poids morts. Infiltrée partout. Les prières même ne semblent pouvoir l’apaiser. Sous le corps, cassé en deux (souffle coupé), le drap se tord et fait des plis. Douleurs, les mains gagnent un ventre troué. Angoisse et viscères noirs cousus de fil blanc, intimes.
La panique connaît chaque parcelle de chair et les fait sienne. Elle sait se faire oublier, comme alanguie, et rejaillir à la moindre faiblesse. Tour à tour jalouse, vinaigre, arrogante ou pointue. Elle nie protection et cuirasse. Elle nous agenouille quelles que soient nos armes. À force, nous forgerons nous-même nos cages.
Épinglé au chagrin (étouffement du papillon), on durcit les muscles, mais le cœur est faible. Il n’y a pas que l’imagination, la réalité aussi fait mal. Une dernière fois, le corps annexé s’agrippe au drap.
Chaque fois, il faut refaire le chemin. Vacillant. Opposer la raison, ménager le corps et respirer à fond.

Murs blancs, crépis rugueux sous la main. Éraflures. Draps noirs, assouplis par la sueur. Reste le repos (ou tout autre substitut).


Voile noir. Voile blanc. Tissus imbibés de sang (sur papier glacé d’effroi). À quoi servent toutes ces images dont regorgent les médias ? Elles glissent dans nos vies, sur la toile cirée de la cuisine, et finissent avec les épluchures sans qu’on les ait vraiment vues.

Le photographe déclare y avoir réfléchi. Il sait qu’il lui faudra se justifier. Pourtant, il n’est pas grand-chose : un nerf optique, un nerf sensible de nos consciences absentes. Enfin : c’est ce à quoi croit le témoin de nos déroutes collectives.
Il dit qu’il faut, à un moment, choquer le public. Il cadre, il déclenche. Il ne triche pas avec cette réalité hurlante de chaux vive, de putréfaction, de douleurs en charpie. Il pense diaphragme, il pense profondeur de champs. Quoi d’autre face au fracas de l’agonie. Il n’en sort pas indemne, lui qui pensait la mort réduite au mutisme des errances, au silence des couloirs d’hôpital, au formol et à la science des machines. Il cherche la photo force, l’instant de déchirement. Violence précipitée (sur papier baryté).
Il est là le photographe. Entre le kilomètre 47 et le kilomètre 52. Il dit qu’il a le droit, parce qu’il prend des risques, parce qu’il est sur le terrain. Éclaboussé par la réalité en quelque sorte. À son tour, porteur de souffrance. Il pense qu’il a payé de sa chair. Ce sang aurait pu être le sien, il n’est plus voyeur. Douleurs méritées. (Absout).

Bientôt, dans nos journaux : encre noire, papier blanc. Les phrases sont toujours à côté. Sang noir, poussière blanche. Des nausées d’impuissants.


Voile noir. Voile blanc. (Qu’est-ce qui ne va pas ?). Yeux rougis, striés de veinules.

Pontage. Artère : sang rouge, oxygène au cœur de la chair, caresses des peaux jusqu’en leurs derniers replis, douceur et tendresse. Veine bleue : poussières, scories, lumière blanche des globules morts, lenteur de mes gestes, je me traîne en des lieux inchangés. Je vois moins de gens, aussi. Les mots m’échappent, mes mouvements restent en suspend, le silence et l’apathie convient la solitude. Qu’y faire ? J’ai arrêté le ping-pong pour la natation. C’est l’âge. Je désapprends lecture et curiosité. Lassitudes. Parfois, j’ai un voile noir devant les yeux, ou, lorsque je me lève brusquement, un éblouissement (vertige). Cela m’arrivait quelque fois, avant. Mais moins souvent.
On me dit : on en est tous là. Vieillir, vieillir et cetera. On me dit : c’est l’opération qui a cristallisé la fatigue (cheveux blancs). Mais nous aussi : tous pareils. On compte les marches (essoufflés), et puis on prend l’ascenseur (petite défaite).

Son attitude a changé. (À la vérité, j’ai peur). Parfois, je surprends un de ses regards. Fuite. Ses yeux se posent plus loin. Elle garde ses mouvements brusques de la tête, ses petits sourires éclairs. Son visage se ride en vivacité. Nous ne vieillissons pas ensemble.


Voile noire. Voile blanche. Il n’y a plus rien à dire. (Panne de prompteur). Un homme se noie. (Loin des caméras). Un homme s’avance vers la mer, il est nu, et il se noie.

Il y aura des faire-parts, un avis de décès dans un grand quotidien du soir, un enterrement dans la plus stricte intimité. On dira incompréhension, malentendu, tragique absurdité du destin : on maudira le sort. On dira s’il n’était pas mort, s’il vivait encore et quelques autres généralités. On le laissera, à la mort comme à la vie, solitaire et fleuri. On lui fera un lit de roses blanches.

Mieux : la mer gardera le corps et on se taira.
(Fondu au noir).