La Brume

, par Simon o Tarsier

J’ai toujours redouté la noirceur. Pas l’obscurité : la noirceur. Celle dont on fait les linceuls, les chapeaux mous de la milice, celle qui nourrit les gestes rituels de l’absence. Depuis tout petit.
J’ai ramené du bois de sous l’auvent pour allumer un feu dans la cheminée du bas. Trop humide, le papier journal qui traînait près du pic à feu depuis l’été dernier. La flamme hésite au bord du magazine froissé, acheté la veille dans un Relais H. Il y eut quelques lueurs bleues, vertes, une boursouflure du papier le long de l’avancée des flammes. Finalement, le feu a gagné la bûche.
Je rapproche le canapé de la chaleur, m’enroule dans ma couverture. On a toujours fait ça pour éloigner la peur : se mettre en rond, s’asseoir autour d’un feu, et, éventuellement, raconter des histoires. Le cercle tient la noirceur à l’écart. On peut toujours brandir un tison, gueuler quelques imprécations, défier ses frayeurs. Tant que la braise est chaude...
Pour ce qui est des histoires, je n’ai jamais su. Je n’ai jamais eu aucune imagination. Même pour peupler les silences de la vie quotidienne, je n’ai jamais été capable d’inventer les gestes, les mots qui convenaient. Il faut embellir effrontément pour être convaincant, et ça, non, je n’ai jamais su. Noirceur du charbon, noirceur de la moelle. Une noirceur qui s’infiltre chaque fois plus profondément, distille le froid.

Le froid est arrivé avec la brume, vers dix-sept heures.
À peine ouverte la porte d’entrée, posés nos sacs dans la buanderie, et retrouvé dans la remise son vélo jaune (dont il serait peut-être temps d’enlever les petites roues), Simon a voulu voir la mer.
Il s’est accroupi pour refaire un lacet et il a dit on va voir l’océan. J’ai laissé les affaires dans l’entrée. J’ai refermé la porte de la buanderie et celle de la remise. Je me suis agenouillé devant Simon, l’ai fait souffler dans un kleenex, ai rentré sa chemise dans son pantalon, tiré sur ses chaussettes, remonté le col de son blouson. Il s’est laissé faire : du moment qu’on allait voir l’océan…
Je l’ai attiré contre moi. Maladroit. Simon m’a fait un bisou. J’ai tenté un sourire en me relevant, mais il a gardé son sérieux, m’a pris par la main. On est parti sur les chemins des moutons, vers les falaises et les vagues.
On a marché à travers champs, il se souvenait parfaitement du chemin. Pas de vent. Paysage immobile. Identique où que se portent les yeux. Semblable à chaque pas. Simon restait silencieux. Pourtant, on sentait déjà l’approche de la mer.
Dans le train, j’avais essayé de poser quelques questions sur sa journée d’école, il y avait répondu avec une concision qui me laissa sec au bout de dix minutes. Puis il s’était endormi. Tandis qu’il escaladait les mottes de tourbe séchée et les quelques pierres pour tenter d’apercevoir l’océan, je cherchais encore les phrases à prononcer. Énoncer quelques généralités sur la végétation, sur les moutons marqués de couleurs fluos, ou proposer de ramasser la laine accrochée aux barbelés. Dire quelques mots sur la dextérité des ovins qui parviennent à brouter entre les épineux sans s’arracher la gueule. Mais je n’ai rien dit. (Que disent les gens dans ces cas-là ?).
— Je vois la mer, ai-je annoncé.
Derrière cette terre pierreuse et sans arbre, on entrevoyait un peu de gris changeant. J’ai porté Simon sur un mur de pierres pour qu’il voie lui aussi.
— Ah oui, a-t-il dit.
Et puis on est reparti.

Il n’y avait pas beaucoup de vagues. Simon s’est arrêté à quelques mètres de la falaise, deux pas avant que je ne lui dise de faire attention. Il s’est assis en tailleur. Sur la gauche, en contrebas, la plage s’étendait déserte, algueuse. Peu agitée, la mer était grise sans conviction. Elle venait accrocher un peu d’écume sur les roches noircies, au pied de la falaise. On devait être dans les deux dernières heures de la marée montante. L’agitation inquiète qui se démenait au fond du corps ne parvenait plus à s’apaiser. Ne serait-ce qu’un instant. Si la rumeur de l’océan ne pouvait plus rien, c’est que seules une immense lassitude ou la fatigue d’après les pleurs auraient pu venir à bout de l’anxiété.
Je regardais Simon qui regardait la mer. J’aurais sans doute préféré qu’il courre partout, qu’il exige de descendre jusqu’à la plage, qu’il se saisisse de sable à pleines poignées, qu’il s’avance jusqu’aux vagues pour les y lancer, qu’il revienne le bas du pantalon mouillé et les mains crades, qu’il pose d’impossibles questions, et pourquoi que, et pourquoi si, qu’il s’approche trop près de la falaise alors que j’ai dit non, qu’il chante à tue-tête comme un abruti. J’aurais menacé de ne pas revenir, j’aurais dit fais attention merde, j’aurais sorti un mouchoir pour essuyer les mains, j’aurais dit non ce n’est pas la mer qui se vide, c’est la lune qui fait les marées, j’aurais été capable de faire un dessin sur le sable pour expliquer, j’aurais dit voilà, c’est comme ça, tu vois : la lune, la terre,... J’aurais dit bon allez maintenant on retourne à la maison. Oui, même s’il avait fallu se fâcher, je crois que j’aurais préféré. Mais non, il restait assis là, en tailleur, se frottant de temps en temps le coin de l’œil de son poing fermé.
Simon s’est levé, il a dit on rentre. Alors on est rentré.

Vers dix-sept heures, les collines ont disparu sous la brume. Les sentiers s’y perdaient, ne menaient plus nulle part. Le brouillard escamota les pierres des murs, le vert sombre de l’herbe, l’humidité de la tourbe, le violet des bruyères. Les troupeaux de moutons, les barrières en bois, les baraques des bergers tour à tour dissous.
Ce n’est pas la mort du paysage, tout semble pouvoir renaître pour peu qu’on s’en approche. Repos des yeux. Tout ce qui n’est pas ici, à portée de mains, n’est plus. La brume, c’est l’instant d’avant le sommeil. L’endormissement, l’heure des histoires et des contes. Sur la carte, une région est passée dans le blanc. Terra Incognita. À l’intérieur, vous passez en noirceur. L’attente cède le pas à l’effroi.
Simon a voulu que je le porte. Je lui ai dit de marcher encore un peu. Il avait froid. Je lui ai enfilé la cagoule que j’avais prise au cas où. Il a insisté. Je lui ai dit que bon d’accord, mais qu’on changeait à mi-chemin, que c’est lui qui me porterait. Il a accepté avec la sérénité de celui qui sait reconnaître un marché de dupe, un marché d’adulte. Il a levé les bras pour que je le soulève jusqu’à mes épaules, puis il a plaqué les mains sur mon front. Elles étaient gelées. Je lui ai dit de les mettre devant ma bouche, que j’allais souffler dessus, les réchauffer. C’est ce qu’on a fait, il les tournait pour que je souffle bien partout. La paume, le dos, le bout des doigts...
Il n’avait pas tort finalement : je l’ai porté aussi sur la deuxième moitié du parcours.

Arrivé devant la maison, Simon s’est saisi des clefs pour ouvrir la porte.
Ça n’aide pas les volets fermés, l’odeur du frigidaire qu’on rebranche, l’humidité froide des pièces, les robinets qui glougloutent, crachouillent sable et rouille. Ça n’aide en rien. On sent qu’on va perdre pied. On se revoit faire presque les mêmes gestes lors du dernier départ, et l’on sait tout ce qui nous sépare de ces gestes-là. Avec quelle insouciance, on les a faits. On en pleurerait presque. Si on pouvait revenir vers soi, se retrouver tel qu’on s’était laissé, tel qu’on s’en souvient, faire sangloter la robinetterie, se purger un bon coup de la rouille et de la poussière, et dire bienvenu, soyez ici comme chez vous, c’est un endroit calme, vous verrez, vous serez bien, entrez donc. Mais non.
Alors, il ne reste plus qu’à combattre l’ombre des gestes par l’accumulation d’autres gestes. J’ai sorti les affaires des sacs, ouvert les placards, aéré les penderies, déplié les couvertures et préparé le lit de Simon. J’ai ligoté mes pensées à chacun de mes gestes, rigide, les lèvres serrées parce que les larmes étaient derrière. Ne laisser aucune prise à cette noirceur qui prétend remonter jusqu’à l’étranglement.
Une noirceur qui semble venir de l’autre veine de l’enfance. (Artère, veine, artère, petite et grande circulation, et autres cycles, et ça s’obstrue, et tout s’accélère ou bien est-ce nous qui glissons en lenteur). De l’enfance oubliée. Celle qu’on ne retient pas et pour cause. Le pendant des rires argentins, des petites robes de fête, des lumières de l’été. Cette dureté enfantine, cette méchanceté sans retenue. Les instants de cruauté naïve. Je ne m’en souviens pas. Il me reste bien l’image des cerisiers en fleurs, les marques de quelques peurs enfantines, de quelques chagrins, mais c’est tout. Figé à jamais. Et toi, Simon, que garderas-tu de ces moments-là ? les blessures du silence ? un léger vertige au moment de parler ? l’inquiétude des absences ? un sentiment de vide (le mien) ?

Simon était fatigué, achevé par la nuit passée dans le train et la balade de cet après-midi. Je lui ai fait prendre son bain, puis j’ai fait une soupe chaude, avec des biscottes. J’ai voulu forcer les mots. Mais ceux que j’ai expulsés étaient déjà morts. Des mots d’adulte qui ne prétendent rien dire, qui ne veulent parler à personne. La serviette à carreaux autour du cou, il soufflait sur sa cuillère à soupe. À quoi tu penses. Il a approché les lèvres. C’était encore trop chaud.
— À quoi penses-tu ?
Il a attrapé une biscotte. Émiettement.
— La maison, elle est à combien de kilomètres ? Mille ?
Je ne savais pas, j’ai répondu à peu près. Après la soupe, je lui ai demandé s’il était fatigué. Oui. Je suis allé le coucher.

Au bout du tisonnier, les braises retrouvent un peu d’éclat. Ma peur est là, et moi toujours, sentinelle, marqué au front de noirceur. Je la devine. Elle attend. Je la connais bien, maintenant. Pourtant, elle me connaît mieux encore.
Accroupi près du feu, j’ai rajouté une bûche. Dans la chaleur des flammes, je ne tremble plus.
On se détend dans la chaleur, la couverture sent le bois brûlé et la vieille laine, nous enveloppe. Rassurés. Sauf que, au creux du ventre, un petit déséquilibre, un manque : indéniable. On veut se persuader qu’il suffirait de pas grand chose pour le faire taire. Un peu de musique par exemple, en plus des claquements du feu. Une mélodie comme une main qui se pose sur votre nuque et descend jusqu’au creux des reins. On imagine les mêmes instants habités par la musique. Persuadé que c’est bien cela qui fait défaut, on se retourne vers le creux du ventre. La musique adoucirait l’effondrement, mais le vide est toujours là. Un vide à jamais insatisfait. Qu’on peut nourrir de musique, de fuite, de gens, d’agitation. Rien n’y fait. Inconsolable. Et ça commence toujours ainsi : la peur s’installe dans le creux, patiente, en attendant mieux.

Il a gémi. Ou toussé. Non ?
J’ai oublié d’emporter les interphones pour surveiller son sommeil d’en bas, guetter sa respiration, dans une rumeur électronique persistante.
Lente montée de l’escalier. Main gauche sur la rampe, sur le bois. Main droite contre la pierre, contre le froid. L’enfance des peurs englue le corps. Elle en sera le moule. Il pleure dans le noir. Vous pensez ce sont les peurs de l’enfance. Vous pensez c’est la peur de l’obscurité. Les cauchemars demi-éveillés de l’endormissement. Vous chantez une chanson, vous achetez une veilleuse. Morceau de plastique coloré, avec un bambi dessiné dessus, qu’on branche directement sur la prise. L’enfant s’endort dans une lumière orangée, sa respiration bientôt apaisée. Vous pensez vous en être bien tiré. Mais ce ne sont pas les frayeurs de l’enfance, c’est le berceau de la peur.
Je pousse la porte, m’approche du lit à la lueur de la veilleuse. Il dort sur le ventre, dans des draps tire-bouchonnés, comme d’habitude. Enfant, la peur se calme parfois d’un rien, d’un geste, d’un mot, d’une caresse. Pourtant, c’est alors qu’elle assoit sa puissance. Elle exige tout le corps, elle le façonne pour plus tard. Elle apprend à la chair ses réflexes les plus primaires. Elle prend ses marques. L’enfant dort, bien sûr, mais il est déjà vaincu.
Simon dort tranquillement. Il n’est pas chaud, il ne bouge pas, son souffle n’est pas rauque. Je pose doucement la main sur la couverture pour sentir le rythme de sa respiration. La mienne se calme. Assis par terre contre un fauteuil, débranche la veilleuse, laisse mon esprit se perdre dans son sommeil.
Simon. Je devine ta présence endormie. J’aimerais te parler, ce sera plus facile dans l’obscurité, te dire que je ne... le pourquoi de ce qui pèse sur notre silence. Te dire que je t’aime. Qu’il ne faut pas faire comme moi, il ne faut pas avoir peur. Que c’est la vie, et puis voilà. Rien d’autre. Rien de grave en tout cas. Qu’il ne faut pas vivre comme moi avec toute cette noirceur. Ça ne sert à rien. Mais je n’y arrive pas. Ça ne sort pas. Je ne sais que murmurer ton nom entre deux sanglots secs. Je t’aime, Simon...

Aube. Les premières lumières de l’été jouent dans la rosée du cimetière. Vous êtes venu là sans arrière-pensées morbides. Les cimetières sont de jolis jardins habités par des noms et quelques photos jaunies. Les arbres fleuris apaisent les courbatures d’une nuit blanche. Tout est si calme pour l’âme. Repos.
Il est là sur une tombe, le gardien angélique de vos peurs. Sourire de pierre malicieux, vite caché derrière ses mains. Ironique : mon cantique est fini. Je t’avais donné la musique, je t’avais donné les mots. Amusé : n’en as-tu rien fait ?
Bien sûr, la musique vous vous en souvenez. Vous la fredonnez même à l’occasion. C’est une valse lente, le crépitement d’une guitare, l’écume incertaine d’une voix de marin. Ça dépend. Une musique pour tous les jours. La rondeur d’une groseille et l’acidité de ses pépins. Mais les mots ? Ceux dont vous vous souvenez, vous les prononcez encore comme s’ils allaient attendrir la réalité. Mais ils ont perdu toute magie. Ils n’éclairent rien. Ils vous laissent dans le noir avec votre peur.
Alors sans les mots, il ne peut rien pour vous. Finalement, il est comme vous. Deux ombres dans l’obscurité. Ceux qui vivent en noirceur ne sont pas seulement aveugles (non), ils ont les orbites énucléées. Ils vous feraient détourner les yeux. Pas de rétine : la chair dans le creux. Pas de regard, même perdu. Et des mains impuissantes. Deux corps qui tâtonnent, deux obscures enveloppes de peau, deux tambours de terreur, la chair et le vide, votre ange et vous. À jamais marqués de noirceur. Il ne respire plus. (Quel silence). Vous ne percevez plus sa respiration. Vous êtes seul, vous êtes seul.

Il a grogné lorsque je l’ai touché. Je tremble. Il dort toujours. J’ai dû m’assoupir. Je ne sais pas. J’ai mal au dos. Les premières lueurs grises sont là derrière le volet. Crachin brumeux en guise d’aurore. J’ai froid.
Je vais essayer de dormir un peu, en bas, sur le canapé.

Simon me réveille, tire sur ma couverture. Il a faim. On prépare le petit déjeuner tous les deux, il insiste pour faire chauffer la vieille bouilloire, il beurre les tartines. La nuit me laisse un goût de cendres, le matin un goût de café.
Dans quelques instants, on mettra les bottes. Le crachin a cessé. Aujourd’hui, on démontera les petites roues du vélo. On essaiera. Dans quatre heures environ, il sera onze heures trente sept, heure d’arrivée de l’unique train de la journée. Le bus part de la gare vingt minutes plus tard et arrive au hameau vers quinze heures trente. Après, il faut marcher un peu.
L’espoir va lentement creuser le corps déjà laminé. Chaque jour, la peur reprendra le chemin de l’attente selon ce même horaire. Au début ce sera dur. On confondra aussi le bruit de la voiture du postier et celui de la camionnette du boulanger. Et puis... On s’habituera. On s’y fera.
Simon lève les yeux au-dessus de son bol de chocolat, vers la pendule. Je lui fais signe qu’il s’est foutu du cacao partout, il se frotte le museau avec sa serviette, me sourit.
Il ne sait pas lire l’heure, si ?
Simon ?

P.-S.

La Brume a été publiée par la revue Rue Saint-Ambroise (n°32) en novembre 2013.